jeudi 12 juin 2025

60 - La barque

Un jour je vis une barque passer sur la rivière.
 
Une femme en était le modeste capitaine. Etonné et amusé de cette présence inhabituelle sur l'eau, si proche de mon ermitage, je lui adressai un signe amical de manière impromptue, comme il est coutume de le faire en pareil cas.
 
Contre toute attente, sur ce geste elle vint accoster la rive boueuse avec un air enthousiaste. Je pensais qu'elle aurait continué tout simplement son chemin après avoir répondu à mon salut. Visiblement elle semblait chercher le contact. Une réaction tellement humaine...
 
Je l'observai donc de plus près. Il s'agissait d'un extraordinaire équipage en réalité. L'embarcation était remplie de divers objets à usages domestiques et artistiques : des coussins, des casseroles, des livres, des pièges à rats, un miroir chinois, un gros tambour, une nature morte dans un grand cadre dorée, une multitude de bibelots, un chat noir famélique, un violon, de beaux vêtements anciens, un chevalet, un baromètre... Mais surtout, la passagère vêtue d'une robe blanche d'un autre temps me paraissait fort désirable, bien qu'étrange, extravagante, comme sortie d'un rêve ou bien d'une pièce de théâtre.
 
Elle m'expliqua être une châtelaine voyageant ainsi au gré de l'onde en quête d'aventures, de rencontres et d'inspiration... De toute évidence j'avais affaire à un esprit original. A mon tour je lui signifiai ce que je faisais au fond de cette forêt. Elle fut enchantée de faire ma connaissance. Mais moi je lorgnais intensément sur ses appas, une telle apparition en ce lieu isolé tenant du prodige ! A part les sangliers, qui d'autre aurais-je pu espérer croiser dans ce trou ? Certainement pas cette déesse... J'ignore si elle avait conscience de mon trouble. Et puis comment prendre cette merveilleuse et fracassante intrusion dans ma solitude ? Une cloche du destin ? Un pur hasard dénué de sens ? Un caprice du sort ?
 
Cette improbable navigatrice aurait pu être laide, plate, osseuse, sotte, peureuse, désagréable, folle et méchante. Devant moi se tenait une superbe créature aux formes vénusiaques, au caractère aimable, au visage souriant... Une personnalité brillante et pleine de fantaisie avec qui échanger des choses bien agréables...

Je brûlais d'en savoir plus sur cette drôle de marquise aux effets ravageurs. Mais la mondaine loufoque demeurait dans son univers ouaté et décalé. Tel un oiseau perché chantant en haut de sa branche, elle m'éblouissait de ses mots lumineux et de sa compagnie romanesque. Quelle fraîcheur elle dégageait !

Cependant, avec ses ailes splendides et son âme si légère, le papillon me parut finalement inaccessible. Je me rendais compte que mon chapeau de loup des bois dépareillait radicalement avec sa plume dans les cheveux, car oui j'ai omis d'ajouter ce détail délicieux : elle avait mis de l'azur dans sa chevelure.

Bref, je voulus sortir de cette féérie avant qu'elle ne m'emportât dans d'amères désillusions. Je décidai donc de rompre le charme. J'annonçai à la visiteuse qu'il était l'heure de rentrer chez moi, sans lui préciser que mon foyer se situait non loin de là, afin qu'elle ne m'y suivît point. Après avoir fait quelques tours retentissants sur la berge, elle repartit sur les flots où elle disparut bientôt de ma vue, dans une tempête de beauté.

Le soir au coin du feu je repensai longuement à cette mystérieuse vagabonde. Avais-je bien fait de l'éloigner de ma vie ? La flamme se tortillait joyeusement dans l'âtre. Et, comme une amante jalouse, me rappelait avec douceur qu'elle concourait, elle aussi, à mon bonheur d'ermite jusque dans le silence de la nuit.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire