Dans ma tanière d'homme des bois, je loge des rats énormes.
Leur taille démesurée est d'autant plus incompréhensible que je ne
m'évertue nullement à les engraisser de quelque manière que ce soit, ne faisant
rien pour les attirer. J'ignore de quoi ils se nourrissent exactement pour être
si gros, de ce que j'abandonne aux oiseaux, aux lapins et aux souris
j'imagine... Entre autres festins moins identifiables. En tout cas ils vivent
bel et bien là sous mon toit et semblent vouloir y rester pour longtemps ! Je
les surprends parfois à aller et venir comme des voleurs dans la pénombre,
discrets, furtifs, jaillissant de nulle part et se cachant dans les moindres
recoins.
Ils gitent et se reproduisent, je suppose, dans des galeries creusées sous
ma maison. Depuis leur abri secret en sous-sol, c'est facile pour eux de
remonter à la surface à la recherche d'un peu de lumière et de restes
alimentaires. Ils osent dîner à ma table, ou plutôt sous ma table, sans y être
invités. Sortant de leur quartier général aux heures propices, ils viennent
opportunément me rendre visite en plein repas. Et s'attardent jusque fort tard
le soir, surtout lorsque je commence à dormir et que la pièce devient plus
calme. Ils gambadent alors sous mon lit, furètent un peu partout, explorant les
lieux avec leur naturelle curiosité, grimpent sur les tas de fagots,
s'introduisent dans les paniers d'osier, se chamaillent autour des épluchures
éparses...
Ces rusés rongeurs se faufilent à travers je ne sais quels interstices de
ma demeure pour aller récupérer mes miettes et se chauffer indûment à mon feu.
Ils ont vraiment l'air de se plaire chez moi ! Aussi imposants qu'ils soient, je
les laisse volontiers mener leur vie de crapules sous mes pieds. L'avantage de
leur intrusion, c'est qu'ils apportent une merveilleuse présence à mes soirées
de solitaire.
Il faut dire que je ne les déteste pas, au contraire. Je leur trouve des
charmes pétrifiants avec leurs petites carcasses sombres, leurs museaux pareils
à des faces de loups, leurs queues semblables à des lombrics... Ils ne
cherchent visiblement pas à me séduire : je n'en éprouve que plus d'estime à
leur égard. Hideux et répugnants, j'aime encore mieux leur âpre et pittoresque
compagnie à celle, trop tiède et trop policée, des hypocrites humains lissés
par la civilisation.
J'ai fait de ces visiteurs aux moeurs ténébreuses mes intimes amis
nocturnes, et eux de même je crois. Je suis leur meilleur allié dans leur quête
de confort et de rebuts comestibles... Même si nous instaurons dans nos rapports
une certaine distance, je pense que nous nous apprécions mutuellement.
Ensemble au coeur de la forêt, loin des villes, au centre de nos univers
respectifs.
Eux dans leurs trous au fond de la nuit, moi dans mon nid d'ermite au
sommet de mon lumineux isolement.
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