Ma retraite sylvestre ne se conçoit pas qu'en des jours riants sous des
cieux clairs, comme pourraient le croire certains esprits naïfs. Quelle sotte et
misérable idéalisation de la vie en forêt ce serait ! Mon existence de solitaire
au coeur des broussailles est bien plus riche dans les faits que ce plat bonheur
de bovidé imaginé par les âmes molles en mal de fade verdure...
Si je chante parmi les fleurs et me roule dans les herbes folles, je marche
également les pieds dans la boue. Sans ces contrastes la pluie autant que le
beau temps seraient insipides. Pour progresser et m'envoler, il me faut de la
pesanteur collée à mes semelles. Avant de prendre de la hauteur, j'ai besoin de
sentir toute la lourdeur me retenant au sol. Afin de désirer la légèreté, je dois
d'abord connaître le poids des choses.
Mes ailes naissent et grandissent non quand je me retrouve dans les nues
mais quand je m'enlise dans le bourbier. Le gouffre donne du prix au sommet. Ce
n'est pas la vue de l'azur qui me fait monter mais les bains forcés de
bouillasse.
Les bassesses et saletés du bas me font diriger les regards vers les
clartés et puretés du haut. Quand des sots jugeraient avec dégoût que je me
"vautre dans la fange" avec mes grosses pattes de sanglier bourru comme un
marginal arriéré, les sages, eux, comprendraient que ce fossé boueux où je
glisse et trébuche représente en réalité ma piste de décollage.
Mon essor s'effectue non depuis un terrain sempiternellement horizontal et
invariablement fleuri où, trop engourdi par l'apathie qui en résulterait pour
pouvoir m'élever je ne ferais que stagner, tourner en rond, mais là où il y a la
possibilité d'un élan : à partir du point culminant d'un caniveau.
Les faux pas, l'envasement, les chaussures crottées font partie du
cheminement. La chute permet la salutaire propulsion. J'impulse dans un sens
vertical le moindre de mes plongeons vers la merde.
Mon voyage sous le ciel forestier passe nécessairement par des chemins de
taupes et de rats.
J'avance non en petits souliers dans la nature avec de creuses et
proprettes idées de citadin dans la tête, mais avec mes vrais sabots de bête des
bois et mes simples pas d'homme.
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